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Par DAVID-JULIEN Rahmil
6 janv. · 6 mn à lire
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Internet brouille les pistes entre réalité et fiction et je trouve ça merveilleux (et flippant)

Le genre horrifique de la maison hantée fait des milliards de vues sur TikTok en réinventant les codes du found footage et du témoignage vidéo. Mais à force de brouiller la frontière avec entre fiction et réalité, ne risque-t-on pas de se perdre ?

Portes qui claquent, objets qui volent à travers la pièce, caméraman effrayé qui tente d’entrer en contact avec des entités paranormales. Depuis deux ans environ un genre bien particulier a fleuri sur TikTok et cartonne avec des milliards de vues : la vidéo de poltergeist

Cliquez sur l'image pour voir la vidéoCliquez sur l'image pour voir la vidéoBon, si vous avez déjà trainé vos guêtres sur le web, vous savez que le genre du found footage paranormal est roi depuis plusieurs décennies. On en a vu passer des vidéos de caméra de surveillance dégueulasses montrant des tiroirs s’ouvrant tout seuls ou des petites filles faisant coucou à des êtres invisibles. 


Cette nouvelle vague installée sur TikTok n’en est que la prolongation, avec une différence notable : la plupart des phénomènes sont capturés au smartphone par une personne qui semble réagir directement à ces évènements, ce qui ajoute encore plus de confusion entre la fiction et la réalité. Et c’est précisément de cette frontière de plus en plus brouillonne entre le vrai et le faux qui me fascine.

Jouer avec la réalité, pour se faire peur

Petit retour en arrière. Nous sommes en 1989 et la chaine Arte a la bonne idée de diffuser les documents interdits, une série de 13 courts métrages réalisés par Jean-Teddy Filippe. Chaque film raconte une histoire paranormale sous la forme d’images d’archives secrètes qui auraient été collectées à travers le temps. Je vous laisse farfouiller sur YouTube pour les trouver et vous plonger dedans si vous ne les avez jamais vus, c’est un pur délice de mockumentary qui semble tout avoir inventé 10 ans avant le phénoménal Blair Witch Project. Mon préféré reste “Les fantômes”, une sorte de road trip mystique au fin fond du Mexique qui est, à mon avis, un superbe hommage aux bouquins de Carlos Castaneda qui racontait lui aussi des histoires mystiques et paranormales sous couvert de documentation de son initiation chamanique. 

Une confusion puissante

Ce qui est intéressant avec les documents interdits, c’est la manière dont ils brouillaient habilement les cartes. Beaucoup de vidéos étaient en noir et blanc, filmés de manière amateur ou bien prenant la forme d’archives vidéos filmées par des scientifiques. Une voix off en français superposée a une autre voix off dans une autre langue racontée ce qui se passait de manière froide et factuelle. S’ajoutait à cela une diffusion à la télévision sans vraiment beaucoup de contexte… de quoi troubler les téléspectateurs de l’époque.

Même aujourd’hui, ça ne m'étonnerait pas de voir des gens prendre ces vidéos pour de véritables documents d’archives paranormaux. Cette confusion peut être véritablement puissante. En 2002, le mockumentaire Operation Lune qui racontait comment l'alunissage avait été filmé dans des décors par Kubrick avait tenté le même genre de jeu sur la confusion réalité/fiction. Résultat : 10 ans plus tard, il était repris au premier degré par des complotistes américains (alors que la fin racontait bien que tout était faux et avait pour objectif de montrer la force persuasive des images). Dans le livre génialissime Q Comme Qomplot que je vous recommande, son auteur sous pseudo Wu Ming 1 explique en quoi la parodie voulait se jouer des complotistes finit toujours par se retourner contre les tenants de la vérité. 

De cannibal Holocauste aux ARG de Lost

Bref tout ça pour dire qu'à la grande époque de la télé, on avait déjà une fâcheuse tendance à aimer brouiller les pistes. Le cinéma s’est aussi amusé avec ce concept notamment avec le film Canibal Holocaust qui a fait croire das sa campagne marketing que l’équipe du film avait bien fini bouffé par des cannibales. Le jeu vidéo a aussi connu son petit moment avec le fantastique In Memoriam du regretté Eric Viennot qui nous lançait dans la traque d’un serial killer qui nous envoyait des mails et des coups de fil au fur et à mesure de l’enquête. Rien d’étonnant qu’un médium comme le web serve a son tour de terrain d'expérimentation. Le fait de pouvoir s’inventer un personnage sur les forums, les blogs puis les réseaux, de troller les autres en racontant n’importe quoi, juste pour provoquer de la rage, sont déjà des formats permettant d’expérimenter avec la réalité. Dans les années 2010, il y a aussi eu la petite mode des ARG ou jeux en réalité alternés. Il s’agissait pour la plupart d’opérations marketing créées à destination des geeks afin de provoquer de l’engagement dans un film ou un jeu vidéo qui allait sortir. Les fans de Batman on ainsi pu participer a la campagne électorale de Harvey Dent et pouvait se rendre sur des sites web issus de l’univers de Gotham City pour s'immerger dans le monde du Dark kinight avant la sortie du film. Même chose pour Lost expérience qui permettait aux fans de la série Lost de se plonger dans l'univers de la fondation Henzo. 

Les Larp de 4 chan et l'émergence de QAnon

Et puis sur 4chan est arrivé la mode des LARP pour Live action role playing. Concrètement, une internaute anonyme débarquait sur la section /b/ du forum et se faisait passer pour un agent du gouvernement, du FBI ou de la NSA ou de l’armée et faisait semblant de dévoiler des secrets ultra sensible. La plupart du temps, les habitués de l’imageboard jouaient avec le concept pendant quelques heures puis passaient à autre chose. Mais les choses pouvaient dérailler sérieusement, notamment quand un soi-disant Q a commencé à lâcher l’habituel baratin et que ce dernier a été pris au sérieux par de plus en plus de monde au point d’être récupéré et de donner naissance au pire mouvement complotiste qui puisse exister, le QAnon. Tout ça à cause d’un geek qui s’emmerdait dans sa cave…

La confusion entre fiction et réalité est donc un outil puissant à manipuler avec précaution. Il peut donner à n’importe quelle histoire une aura authentique et puissante, mais peut aussi apporter énormément de confusion. Et comme nous sommes de gros abrutis qui vivons dans l’ère de la postvérité, c’est évidemment la deuxième option qui est en train d’arriver sur TikTok. 

Sur TikTok, le brouillage est encore plus puissant

Ne vous méprenez pas, j’adore, les histoires de fantôme, de bois hanté, de skinwalker (on en reparlera un de ces 4) et de found footage chelou. Les gens qui filment ces phénomènes ont l’air d’y croire à fond et c’est vraiment cool de les voir parcourir leur maison pour comprendre d’où viennent ces étranges coups tapés dans la chambre. Si ça se trouve, certaines vidéos sont authentiques, car après tout, les phénomènes de poltergeist existent vraiment et sont extrêmement bien documentés (même si on ne sait toujours pas l’expliquer scientifiquement). Mais là où je veux en venir, c’est qu’à mon avis, il ne faut jamais prendre vraiment au sérieux ce genre de truc et avoir un peu de recul. Facile à dire quand mon travail consiste justement à parler de ce type de contenu. 

Dernièrement, j’ai écrit un article dans l’ADN (oui vilaine autopromo) sur la tendance qu’avait TikTok à développer du contenu totalement fake, mais sans aucune porte de sortie vers la vérité pour aider le spectateur à y voir un peu plus clair. J’évoquais notamment le cas d’une vidéo de  Curt Skelton, un créateur spécialiste en effets spéciaux dont le concept était de faire croire qu’il était en fait un avatar virtuel créé avec des logiciels  des intelligences artificielles. Le concept jouait parfaitement avec la crainte que les gens développent sur les outils de génération d'image, mais aussi sur la sensation de confusion de plus en plus grande qui semble régner dans notre environnement médiatique. Jamais une vidéo comme celle-là n’aurait fonctionné à fond sur YouTube, car les gens suivent des chaines sur la longueur, connaissent les influenceurs et savent in fine, que c’est pour de faux. Mais sur TikTok, le rapport aux créateurs n’est pas du tout le même. Dans le fil For You, on croise autant de visages connus de de nouvelles têtes. Ce manque de connaissance, de contexte, en fin de compte, est un terreau parfait pour ce jeu de confusion entre réel et réalité. Et c’est en ça que TikTok est à mon sens dangereusement efficace.